Noms et choses
- Hors collection
À la charnière des XVIIIe et XIXe siècles européens, le corps du poète, de l’orateur, du déclamateur se retire de la scène verbale (tribunes et chaires diverses). Mais le retrait est en trompe-l’œil. Ce qui s’efface, ce n’est pas le corps en général : c’est le corps naturel. La modernité est l’avènement du corps physico-historique, dont l’écriture-monument n’est qu’un aspect. Ce monisme duel, cette sensation de la corporalité historique du mot sont si pressants que, dans leurs manifestes, les poètes ont parfois cru pouvoir se servir des termes de la célèbre querelle qui, au moyen âge, opposa les réalistes, pour qui les idées générales étaient réelles (au-delà et en dehors des mots qui les reflètent), et les nominalistes, pour qui les idées générales n’étaient que des mots. Mais les réemplois du « nominalisme » et du « réalisme » ne sont pas allés sans inconséquences terminologiques, interversions, confusions. C’est qu’en réalité la querelle médiévale est rendue caduque par le monisme de la chair historique : les idées générales n’ont pas de réalité autonome, mais elles ne se résument pas non plus à des mots. Les mots ne se contentent pas de porter des idées qui existent en dehors, sagement assises à leur place céleste, mais ils ne réduisent pas non plus les idées à eux-mêmes. Un certain fixisme naturaliste ou essentialiste prend fin en cet instant où non plus des mots isolés, mais un système-énergie verbal(e), mettons, une langue, un roman, un poème, vient non pas dire ce qui est, mais révéler ce qui devient. À ce travail de révélation la Russie et l’aire slave modernes apportent une contribution décisive et originale. C’est cette contribution que le présent ouvrage tente d’explorer – à travers les interventions majeures des poètes et philosophes de l’Âge d’argent, de Mandelstam, Tsvétaïeva, Nabokov, Gombrowicz.
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