"Penser, c'est faire des épaisseurs", dit Deleuze

Au prétexte, sans doute, d’y avoir vu comme Merleau-Ponty “La pulpe même du sensible”, ou de l’avoir entrevu chez Barthes qui questionne la théâtralité. Je cite : “Qu’est-ce que la théâtralité ? C’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène [...]”… L’épaisseur... Le mot, avant de se muer en “concept” chez Michel Foucault et d’être repris par Deleuze, est vraisemblablement pris dans un paradigme duel où il désigne tout à la fois une charge positive et négative. Du côté du négatif, ce qui est “épais” manque toujours de finesse, de nuances, d’une légéreté nécessaire... A cet endroit, “l’épaisseur” aurait pour synonymes l’appuyé et le grossier. “Manquer d’épaisseur” aurait ainsi à voir avec le superficiel, l’accessoire et, in fine, la pesanteur et l’hystérie du trop plein ou le désarroi du trop vide.
A l’opposé, pour le positif, “l’épaisseur” souligne la consistance, la texture, et peut-être une certaine profondeur aérienne. Le mot marquerait un rapport étroit à l’essentiel, au crucial, au fondamental, à la densité. Soit, risquons ce rapprochement, une sorte d’Aura benjaminienne.
“L’épaisseur” renvoie ainsi tant à une matérialité concrète qu’à un point ou un régime de sensations. Autant dire qu’il inscrit l’œuvre dans un registre du visible, du palpable, du cernable et simultanément dans les régions ignorées du sensible où le “fond” se donne via une construction mentale, dans un éblouissement.
Parler de l’épaisseur d’une voix, de celle d’un texte ou d’une œuvre, évoquer l’épaisseur d’un silence ou du temps dramatique ... c’est ainsi nommer un rapport dialectique qui ne concerne pas exclusivement une matérialité, un empâtement, une corporéité, une consistance, un volume, un relief... mais c’est désigner aussi une visibilité, une transparence subordonnée à la matière, une profondeur qui déjoue les lois de la gravitation, une présence fondée partiellement sur l’absence…